PICARD (publié CECCON), Lorène, compte-rendu : STIEGLER, Bernard, « Dans la disruption, comment ne pas devenir fou », Paris : LLL, 2016, dans: Azimuts, Varia, no 45, Saint-Étienne ; ÉSADSE, p. ?

2016

Dans la disruption, comment ne pas devenir fou ? (ci-après DlD), dernier ouvrage de Bernard Stiegler, est ardu et d’un accès difficile à ceux qui ne sont pas initiés à la philosophie. Ce qu’on peut regretter d’autant que l’on perçoit la nécessité des thèses qui y sont développées : l’auteur analyse la manière dont les acteurs économiques des industries numériques écrasent tous les autres systèmes en imposant de manière radicale leurs paradigmes prétendument « à suivre », à savoir l’automation à grande échelle et le désir d’une économie basée sur les prédictions et la quantification par le biais d’algorithmes, qui sont pour Stiegler, les débordements du rêve de Descartes.
La société numérique en est à présent au stade rétentionnel tertiaire. Les rétentions sont, dans le langage husserlien, ce que nous portons en nous, ce que l’on retient (nos souvenirs) et ce qui participe à notre construction individuelle et collective. Tertiaires car les objets techniques numériques ont traversé plusieurs générations ; aujourd’hui nos désirs, nos rêves, se matérialisent concrètement dans ces artefacts. Mais ces rétentions-là proviennent d’une industrialisation massive de nos rêves ; elles sont en cela disruptives et provoquent une forme d’incompréhension.
Avant de devenir une idée, le numérique est un ensemble d’objets techniques. Or, comme Stiegler le rappelle, tout objet technique est ambivalent, car c’est un pharmakon : il détruit autant qu’il panse. Il provoque du rêve comme du cauchemar. Il faut donc redoubler d’attention face aux techniques numériques et ne pas céder à la tentation d’endormir notre raison, pour nous soustraire à toute forme de folie impansable. Cette vigilance doit passer par un renouvèlement approfondi des savoirs et des institutions, et par la construction de nouveaux rêves communs.
L’ouvrage s’articule en trois grandes parties : « L’Épokhè de ma vie. Philosopher pour ne pas devenir fou », « Folie, anthropocène, disruption », et « La démoralisation », suivies d’un entretien sur le christianisme entre Alain Jugnon, Jean Luc Nancy et l’auteur lui-même.

La Disruption numérique et l’époque du manque d’époque

Premièrement, dans « l’Épokhé de ma vie. Philosopher pour ne pas devenir fou », l’auteur définit la disruption comme « ce qui va plus vite que toute volonté, individuelle aussi bien que collective, des consommateurs aux «  dirigeants  », politiques aussi bien qu’économiques » (DlD, p. 24). Stiegler s’arrête sur la dangerosité des paradigmes numériques dominants actuels qui prennent de court les systèmes sociaux, les institutions et la société civile peinant à suivre la « course à l’innovation ». Cet épuisement installe un malaise social généralisé, qui se traduit par une impression latente, et rarement extériorisée, d’un « manque d’époque ».
Pour l’instant, la disruption numérique est brutale. Le système réticulaire et la synchronisation de notre temps au rythme des appareils numériques (DlD, p. 30) provoquent une rupture profonde chez l’individu. Stiegler qualifie cette rupture de « nouvelle forme de barbarie » (expression empruntée à Adorno et Horkheimer), martelée de nombreuses fois au fil des pages. L’automation et la systématisation des comportements – ce « nihilisme automatique », cette « bêtise systémique » qui caractérisent notre époque – sont à l’image d’une « bombe à neutron » (sic) : ils détruisent tout dispositif social sur leur passage. Mais pas seulement : dans la deuxième partie de son livre, Stiegler montre comment ces « technologies transformationnelles » font exploser non seulement les systèmes sociaux, mais aussi les systèmes biologiques et géographiques, aux conséquences fatales pour la biosphère.
Comme l’affirme Stiegler, notre époque est caractérisée par le manque d’époque. Ce manque d’époque est en réalité la perte de vérité contemporaine, des régimes de vérités (concept inauguré par M. Foucault). Or le manque de repères et la fusion de vérités multiples amènent inéluctablement pour Stiegler à une forme de nihilisme.
Pour faire époque, il faut avoir conscience d’être-là. Cette conscience, cet ancrage, sont ce qui fait épokhè (chez Husserl, l’épokhè est la suspension du jugement, la mise entre parenthèse). Or le système disruptif numérique ne s’accompagne pas d’éléments sociaux qui permettraient de mettre en place le redoublement éphokal (la transition vers une nouvelle époque). Ce schisme crée un « vide de la pensée » (DlD, p. 34), au lieu de construire le lien entre les humains et les outils techniques qui pourraient, ensemble, devenir une « nouvelle puissance publique » (DlD, p. 29).
Les décisions des entreprises numériques dominantes, prétendument novatrices, qui reposent en réalité sur des schémas ultra-libéraux bien connus, encouragent ce fossé entre technique et société civile. Nous assistons aujourd’hui à un processus de destruction de la transindividuation — concept simondonien exprimant la transformation des je par le nous, inversement du nous par le je et simultanément du milieu symbolique social où les je forment un nous. Or, ce processus transindividuel est indispensable à la construction de notre manière d’être au monde.
Stiegler en est persuadé : la prépondérance de l’algorithmique lisse la société. Elle induit à terme la perte de la diversité comme norme dominante. Or une société civile sans diversité ni défauts inhibe les désirs. L’uniformisation massive empêche de s’idéaliser et bloque radicalement la formation du narcissisme primordial nécessaire à l’équilibre de l’individu, qui suppose de savoir « qui je suis » et « ce que je désire ». La faille de la perception individuelle et la perte de désir est donc dangereuse : pour Stiegler, le lien est évident entre les attentats auxquels nous faisons face aujourd’hui et la disparition des transmissions transgénérationnelles et transindividuelles. Et cette destruction est un processus foudroyant, triste réponse à une évolution technique rapide.

Appropriation de l’imagination

Ainsi Stiegler analyse-t-il le malaise de la modernité : l’impossibilité de se reconnaître, de se développer, d’imaginer un avenir concret. Et cette faiblesse, ce vide, est l’opportunité des industriels pour s’approprier et standardiser les symboles de nos imaginaires communs. Il s’opère aujourd’hui une véritable prise de contrôle des rétentions et protentions psychiques collectives (les attentes sous toutes leurs formes), qui sont transformées et remplacées en protentions automatiques.
Le philosophe critique ces industriels et protagonistes néo-libéraux qui « foncent » têtes baissées pour imposer leurs idées et monopoliser les imaginaires collectifs. Se qualifiant eux-mêmes de nouveaux barbares (cf. Nicolas Colin, barbares.thefamily.co), leurs comportements, empruntés à la culture du business des start-up californiennes, prétendent faire éclater toutes les instances mises en place, en affirmant « créer par le chaos ». Or, comme le fait remarquer Stiegler, cette démarche basée sur l’innovation radicale professe la « loi de la jungle », celle des conservateurs les plus réactionnaires — pas si différente selon l’auteur, de ceux qui demandent la destruction « dans l’attente d’une loi divine » (DlD, p. 88).
Le contrepied serait de créer de la transindivisuation et donc de faire société à des fins non pas économiques, mais politiques – et plus humaines. Pour cela, il faut que le système technique numérique se metastabilise : « c’est-à-dire maintienne une forme générale tout en supportant les écarts qui lui confèrent sa dynamique. Un tel déphasage interne, qui constitue tout système dynamique, conditionne toujours l’individuation psychique et collective » (DlD, p.88).

Dépasser son ego

Pour ce faire, le renversement et la déconstruction des perceptions individuelles sont nécessaires. Partant de son expérience carcérale et de sa pratique de la philosophie, Stiegler mise sur le réductionnisme phénoménologique husserlien : il faut suspendre ses croyances dans le monde qui nous entoure pour dépasser l’ordinaire. Cette suspension passe par l’élimination de soi-même — au sens figuré, c’est-à-dire de son ego (DlD, p. 94) — et par le développement de l’honnêteté vis-à-vis de soi. Stiegler soutient qu’il n’est plus possible d’ignorer les problèmes que crée l’ère anthropocène : le fait que nous sommes entrés dans une période, depuis l’invention de la machine à vapeur, où l’humain est devenu un facteur de détérioration de la planète plus important qu’un facteur géologique, conduisant l’homme à devoir s’adapter aux catastrophes de demain. Par ailleurs, l’auteur soutient qu’il faut en finir avec l’idée d’un anthropocène fatal et irrémédiable.
L’auteur considère qu’il est important également de se détacher de nos perceptions et du système de valeurs construits autour des notions d’optimisme et de pessimisme  : ils appartiennent aux « états d’âme » et sont vecteurs de « réactions paniques ». L’heure est à l’attitude raisonnée. Un rationalisme qui est raisonnable parce qu’il est nécessaire, et qui permettra d’engendrer des actions collectives pour l’avenir.

Concrétiser ses rêves

Dans la deuxième partie du livre, Stiegler revient sur la question de l’être, et sur la nécessité de concrétiser nos rêves.
Les rêves, les désirs, sont des projections oniriques collectives : elles permettent l’établissement de régimes de vérités. Si Leroi Gourhan soutient que l’origine commune est indispensable pour produire de l’avenir, les rêves sont la condition de notre exosomatisation, du dépassement de la condition organologique de l’humain. (DlD, p. 205).
Or, pour accomplir ses rêves, il faut faire acte de folie. Stiegler explique que tout ce qui est fabriqué est d’abord halluciné, puis réalisé. Par la suite, cette fabrication est adoptée par le système technique existant et les systèmes sociaux (DlD, p. 192). Le vacillement pour bifurquer est inévitable. Et l’hubris (la démesure), l’imprudence de l’homme, sont nécessaires à cette bifurcation.
La désinhibition d’une société et sa démesure naissent des contradictions qui apparaissent dans la « succession des périodes de doubles redoublements épokhaux » (Second Moyen-Âge, Renaissance, Âge classique, Révolution industrielle, taylorisme…) (DlD, p. 167). Ce que Stiegler souligne, c’est qu’il « manque une thérapeutique » à cette démesure, soit un nouveau type de savoirs – indispensables pour que le rêve ne se transforme pas en cauchemar (DlD, p. 236) : « La disruption est un stade incommensurable de la désinhibition, et elle s’accomplit dans le capitalisme devenu purement, simplement et absolument computationnel — c’est-à-dire comme hubris absolue » (DlD, p. 228).

Soigner les folies ordinaires

Stiegler met en tension les concepts de raison et folie, au regard de l’histoire de la dernière. Le rêve de Descartes, soit la folie de nous rendre « maîtres de la nature », devient exemplaire dès son acceptation comme modèle dominant, et donc comme protention collective. Ce que montre Stiegler, c’est que « les crises de raisons sont complices des crises de folies ». Il existe une raison folle et inversement, une folie raisonnée.
En citant Pascal, Stiegler rappelle que l’homme est nécessairement fou (DlD, p. 170). Or, à l’âge classique, Descartes a exclu la folie de la raison, dès lors perçue comme extraordinaire. Aujourd’hui, l’engouement pour l’extrême calculabilité du monde, forme moderne du rationalisme, se concrétise au-delà du rêve de Descartes : elle engendre la perte de la raison, une « crise en laquelle la raison est plus folle que la folie ». Ici se cache le piège : notre perception même de la rationalisation (Stiegler renvoie ici à Adorno, Freud, et Weber) justifie « la folie devenant la norme » . C’est donc dans le manque d’époque que s’installe la folie ordinaire, une folie banalisée, symptomatique d’une forme de mal-être (DlD, p. 197).
L’urgence pour Stiegler, est de « rouvrir la question herméneutique de la folie humaine en tant que ce qui n’existe pas encore » (DlD, p. 238). « Ce qui n’existe pas encore » relève de ce qui est encore impossible ; cela répond au néguanthropocène – vital pour Stiegler aujourd’hui : ce qui semble aller au-delà des capacités de réalisations humaines, qui relève du rêve noétique, psychique, ce rêve dont nous avons besoin pour vivre et être-là. Ce rêve noétique se doit d’être politique. Peu importe la « chapelle ». Pour Stiegler, le socialisme ne pourra pas soigner l’ambivalence de la technique. Ce qui est nécessaire (et donc rationnel), c’est d’aller vers le renouveau de la vie noétique, vers le rêve impossible, qui apparaît à notre psyché et qui doit être spatialisé pour exister et nous satisfaire (DlD, p. 239). La politique doit aujourd’hui se tourner vers une politique du rêve, et nous devons nous poser la question de ce qu’est le rêve en politique (DlD, p. 230).

De la démoralisation vers un rêve commun

Dans la troisième partie, Stiegler développe l’idée que nos capacités (Amartya Sen) à imaginer et accomplir des rêves communs soigneront le comportement autodestructeur des individus auquel nous faisons face depuis le tournant tragique du 11 septembre 2001 (Stiegler expose à cet effet un certain nombre de statistiques). Désespérés, nous avons atteint le stade d’une démoralisation généralisée, adoptant la sombre vision d’un avenir sans but. Ces pensées sont en contradiction totale avec le rêve stérile dominant de la perfection, qui est « le fantasme transhumaniste par excellence », « le symptôme d’une immense misère morale ».
Puisque les rêves sont, dans les sociétés occidentales, essentiels quant au processus d’individuation collective, ils permettront la construction d’un nouveau corps social. Ils feront naître de nouveaux objets techniques. Mais pour s’accomplir pleinement, ils devront être accompagnés de savoirs de différentes natures. Ce qu’il faut retenir de Stiegler, c’est qu’il est vital aujourd’hui ajuster les systèmes techniques et sociaux en réaménageant les savoirs pour faire corps (DlD, p. 286). Il faut les réaliser en les matérialisant ; ainsi ces savoirs deviendront des rétentions tertiaires, adoptés par la société civile.
La pharmacologie politique à construire doit reposer sur la responsabilisation des institutions de l’enseignement, de la politique et de la recherche : celles-ci doivent vivre leur néguanthropie et se dépasser. Nous devons donc réinventer ces institutions, repenser les formes de savoirs elles-mêmes (DlD, p. 286), et transformer les faits en droits et en savoirs nouveaux (DlD, p. 298).
Tel est le rêve de Bernard Stiegler : construire un nouveau rêve commun, nous, politiques, chercheurs, citoyens, pour combattre le « désespoir mortifère  » (DlD, p. 417). Non pas un rêve irréalisable, un mensonge, mais un rêve noétique. Canalisons notre démesure humaine par une philosophie morale, une philosophie des savoirs. Envisageons des rêves impossibles, des questions impossibles, accomplissons ce qui semble n’avoir aucune chance de se réaliser, pour spatialiser et faire exister nos rêves. Finissons-en avec cette politique industrialisée où les privés s’accaparent les imaginaires collectifs.