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Habiter les milieux numériques

[:en] CECCON, Lorène, "Habiter les milieux numériques", Azimuts, no 44, WDCTATSTW: L’ambition du design, Saint-Étienne: ÉSADSE, pp. 245-256 [:fr]CECCON, Lorène, « Habiter les milieux numériques », Azimuts, WDCTATSTW ; L’ambition du design, no 44, Saint-Étienne ; ÉSADSE, p. 245-256

2016

« Mise en données » du monde Besoin d’images Un « monde à part » Écrire le cyberespace Visualisations de données Critiquer le concept de paysage

[:en]« Paysage de données », « paysage numérique », « paysage informationnel », « paysage du big data »… Autant d’expressions, tantôt utilisées prudemment, tantôt adoptées, qui cherchent à qualifier une même entité : Internet.
En voulant représenter les espaces Internet, nous projetons mentalement des intuitions formelles issues de notre vision perspectiviste du monde 1. Cette mise en scène rend possible l’existence
d’un tel paysage, aboutissant dès lors à sa formalisation langagière. Internet est composé d’une pluralité d’espaces stratifiés : l’espace de l’écran, des interfaces, mais aussi de paysages de fond 2, lieux existant au-delà du panorama visible d’Internet, non perceptibles à la vue : les centres de données et les infrastructures des réseaux eux-mêmes, par lesquels transitent les données informatiques (câbles de fibres optiques, etc.).
Qu’est-ce qui provoque l’intuition d’associer paysage et numérique aujourd’hui ? La réunion de ces deux termes est-elle un abus de langage, l’énonciation d’une simple expression ? Nos voisins anglo-saxons accolent sans complexe le suffixe -scape au terme data, « la forme », « la scène », (issu de landscape, le paysage) sorte d’équivalent de notre -orama, « l’élément formant », « le spectacle ». Datascape rassemble les données et leur donne une corporéité. Dans la langue française, le mot donnée n’est pas compatible avec le suffixe -orama, dont la fonction est de rassembler les objets et les lieux de façon panoptique. La traduction de datascape devient alors nécessairement paysage de données.
Pour saisir les enjeux du numérique, il convient d’éclaircir le passage de l’usage courant de l’expression « paysage numérique » au paysage comme concept fertile. En outre, essayer d’exprimer le potentiel heuristique de la pensée-paysage face à un milieu technique incommensurable. Soit l’adopter pour scénariser les espaces Internet, et exploiter sa fonction symbolique à travers des productions de design, soit pour l’évacuer radicalement. L’ambition serait d’inventer alors une traduction inédite de l’espace, en puisant dans la vacillation que provoque Internet dans le champ de nos perceptions.
Anne Cauquelin ne voit pas matière féconde à faire coexister le concept du cyberespace avec celui du paysage : il révèle plus la structure paysagère qu’il ne dévoile son propre fonctionnement. Ses deux hypothèses sont les suivantes : d’abord, dans la culture occidentale, l’espace paysager et l’espace du numérique partagent le fait d’être des avatars de l’étendue. Ensuite, le paysage, depuis l’invention de la perspective, est devenu forme a priori de nos perceptions. Dès lors, le paysage est une invention culturelle terminée, qui ne peut aller plus loin car elle est naturalisée. Elle est une « icône intelligente » intégrée à nos perceptions, et par cela, son invention est devenue imperceptible à notre conscience. L’espace numérique, quant à lui, reste à construire, car il n’est pas devenu comme le paysage un a priori formel. Le paysage serait donc une expression, tandis que le cyberespace serait un exprimable, un espace encore non inventé 3. Pour d’autres, le concept de paysage est au contraire une aide face aux tremblements du monde. Il est considéré comme mouvement, évoluant au fil du progrès technique. Relevant de la subjectivité, il devient élément de résolution face à une crise du visible, provoquée aujourd’hui par la disparition des objets dans l’espace 4. Dans tous les cas, nous revenons sans cesse à ce concept5.
Notre besoin de décrire Internet confronte le paysage à de nouvelles perspectives : sa substance est-elle destinée à évoluer ? Est-ce un leurre de s’approprier à nouveau cette invention culturelle ? Est-il difficile d’envisager les espaces Internet autrement que sous une approche perspectiviste ? Quelles seront les limites du concept de paysage face à Internet ?
Enchâsser ou non ces deux inventions est une question irrésolue. En revanche, il est assuré que nous avons besoin de concrétiser,
de naturaliser les représentations d’Internet : cela s’observe par les différentes productions d’images déjà existantes, géographiques, cinématographiques, littéraires, d’art et de design, qui seront évoquées brièvement dans cet article.
D’un autre côté, l’incompréhension des espaces Internet semble nous aider à renouveler nos imaginaires. L’intérêt de ce dispositif technique ne réside-t-il pas dans l’obstruction de ses logiques internes ? Nous sommes partagés entre l’envie de s’approprier Internet par un processus descriptif, et la volonté d’alimenter le fantasme d’un espace autre, où nos perceptions seraient radicalement différentes de l’espace réel, jetant le sujet dans un univers où tout semble possible. Ce sentiment paradoxal sous-tend un mouvement ambivalent dans la création d’images. Aussi, faut-il nécessairement résoudre les espaces d’Internet ? Y a-t-il vraiment lieu d’en tirer de l’intelligibilité ? Est-il possible d’aborder Internet autrement qu’en cherchant à l’expliquer ? Ces questions feront l’objet d’une recherche à venir.
Je développerai dans ce texte d’une part les causes provoquant
la nécessité d’images, qui ont abouti à la création du cyberespace. D’autre part, j’évoquerai brièvement ses représentations, en insistant sur la question de la data visualisation. Enfin, je proposerai une critique du paysage, en mettant à l’épreuve son rôle d’icône éclairante.

« Mise en données » du monde

Internet a provoqué de grands changements dans la structure même de notre société. La transition vers une ère hyperindustrielle 6 concentrée sur l’économie numérique a été initiatrice d’un besoin de représentations. Nous assistons et contribuons à l’économie contemporaine de la numérisation de tous documents. Il y a une véritable « mise en données » de notre monde. Grâce à Internet, nous tendons de plus en plus vers le fantasme ambitieux de créer un « cerveau mondial » constitué d’informations. Avec cet espace commun et contributif, Le World Brain décrit par H. G. Wells en 1938 cesse de n’être que fiction 7. La numérisation de masse du réel conduit les entreprises à se concentrer sur les données informatiques personnelles. L’humain se retrouve au cœur de ce processus car chaque individu représente une multitude de données sensibles. Traversés par et déterminés selon les données numériques, nous sommes devenus des sortes d’êtres numérisés. Tout devient quantifiable : les entreprises qui gèrent les données numériques sont dans une démarche d’anticipation basée sur des probabilités – l’analyse prédictive – possible par l’utilisation d’algorithmes. Le monde et son avenir sont pensés désormais par logique de corrélation. Toute décision de progrès social, économique, médical sera prise
à partir de nombreux points de contact entre différentes variables. Pour produire de l’information, les technologies numériques mobiles se sont imposées de manière massive dans les espaces privés et publics. La généralisation des TICS8 dans notre quotidien est appelée pervasiveness 9, littéralement « qui est amené à se répandre, à se remplir », et traduisible par « omniprésence, ubiquité ». Le smartphone et les dispositifs de captation ont fait naître le concept de Smart Cities10, et les récents progrès en informatique quantique vont amener des mutations considérables, notamment dans le domaine de la réalité virtuelle et du traitement des informations.
L’Internet des objets a donc transformé profondément nos perceptions. D’abord, nos rapports d’échelle se sont modifiés. La mise en place d’un réseau globalisé a rendu obsolètes les frontières physiques : Internet est partout et nulle part à la fois. Notre immersion dans cet espace nous amène à une confusion spatiale. Éparse, la structure décentralisée d’Internet nous empêche de l’embrasser pleinement. Internet a été configuré de manière éclatée pour permettre une communication la plus étendue possible, mais aussi pour garantir sa sécurité. Son dégroupement a modifié profondément notre notion de la distance. Il est difficile à définir, car l’espace est souvent perçu comme une réalité matérielle. Internet est aussi un rhizome géant. L’hypertextualité et les pratiques culturelles qui y sont inscrites en font un nœud accessible par de multiples entrées. Il est donc également un espace paradoxal, sa nature est pénible à imaginer. De plus, l’illusion d’une communication immédiate transforme les logiques temporelles 11. Enfin, l’invisibilité du réseau fait que ce dispositif nous échappe. Il n’est pas offert à la vue.
Les lieux de transit des données, sensibles de par les informations qu’ils contiennent, sont tenus à l’écart de notre quotidien. Et la métaphore du nuage (cloud computing) accentue l’idée d’un Internet magique, à l’état gazeux.

Besoin d’images

Edmont Couchot a écrit dans les années 1980 que « l’informatique a réduit le réel à un nuage de ‹ données numériques ›, à une poussière de ‹ bits › de laquelle naissent des objets et des êtres jamais vus ».
Il évoque également l’émergence d’un « nouvel imaginaire culturel » 12. Effectivement, le changement profond de notre société vers un modèle « tout numérique » a été la source d’un nouveau dispositif imaginaire, encore instable aujourd’hui, puisque ces technologies ne cessent d’évoluer et de nous bousculer. L’imaginaire est un ensemble hétéroclite de composantes : fantasmes, souvenirs, rêveries, mythes, croyances invérifiables, fictions. Il est constitué d’images mentales, ou matérialisées dans des œuvres constituées d’images visuelles. Leur association forme des ensembles cohérents et dynamiques,
qui relèvent d’une fonction symbolique au sens d’un emboîtement de sens propres et figurés qui modifient ou enrichissent le réel perçu ou conçu 13. En tant qu’êtres de ce monde, nous construisons des dispositifs culturels pour expliquer et figer ce que nous percevons
au moyen d’images. Dans Image et figure, Gérard Lagneau cite Sartre en expliquant que la création d’images pallie notre perception du vide. « Sartre s’aperçut que les images nous confrontent à une fabrication vraie, mais subjective de bout en bout. Tout se passe dans l’enclos crânien. L’image est le résultat d’un essai ; notre esprit tente de combler une lacune, un manque, un vide dont la nature à horreur […] 14 ».
Notre époque hyperindustrielle, en pleine transition numérique, a besoin d’images. Et Internet et ses objets suscitent toujours fascinations et incompréhensions. Les imaginaires collectifs (manifestés par des croyances qui viennent apporter des réponses aux crises existentielles) que les technologies numériques convoquent restent mal identifiés, trente-cinq ans après leur émergence. Il y a donc besoin de les cultiver 15.
La multiplication des structures « interprétantes » démontre que les avancées technologiques supposent un temps d’adaptation. Notre rapport avec le réel s’est distendu, car l’ubiquité abstraite et l’immersion de notre corps dans la structure réticulaire d’Internet perturbent notre milieu. Ce qui échappe au regard crée de la confusion pour le sujet, formaté à contempler son espace. Pour cette raison, l’intuition qui nous pousse à emprunter cette « icône intelligente » qu’est le paysage pour clarifier Internet se justifie : nous l’avons pleinement intégré comme élément de cristallisation de nos perceptions. Transposé aux espaces Internet, le paysage active sa fonction encadrante. En cherchant des limites, notre corps social cherche à « retourner au réel », à réactualiser la symbolique de son milieu. Le sujet immergé dans un espace non structurel a nourri une production hétérogène d’images. Depuis sa banalisation dans notre espace domestique, Internet fait face à un processus de décérébration, de description, d’inscription. Nous cherchons à mesurer Internet pour créer de l’habitable. Récemment, L’Université d’Adelaide à mis en place The Internet Topology Zoo, une application web permettant de visualiser par l’intermédiaire de cartes géographiques les différents réseaux constitutifs d’Internet 16. La designer Louise Drulhe a créé sur le Web l’Atlas Critique d’Internet, qu’elle dé ni comme « un effort de spatialisation d’un objet complexe en vue d’en comprendre les enjeux sociopolitiques 17 ». Ce projet démontre la volonté contemporaine d’étudier ces espaces mixtes et d’en dessiner les contours.
Le projet artistique World Brain, quant à lui, propose une narration
à travers des documents parlant d’Internet, pour en matérialiser
la substance 18.
Tous ces projets semblent naître en tant qu’éléments de résolution d’Internet. Cependant cet objet technique nécessite-t-il d’être résolu pour livrer sa spatialité ? Est-il indispensable de reprendre prise sur son échappée, et de dénouer sa structure, pour l’habiter ? Le « mystère Internet » ne doit-il pas rester intact pour continuer à stimuler nos imaginaires ?

Un «monde à part»

Matérialiser la culture numérique par des œuvres visuelles n’est pas un processus nouveau. Dès les années 1980, ces imaginaires se sont inscrits dans la littérature, au cinéma, dans la cartographie. Leurs représentations ont donné lieu à la création d’un monde nouveau, le cyberespace, inventé par William Gibson dans sa nouvelle de science-fiction Neuromancien en 1984. Malgré son appartenance au monde réel, le cyberespace a revêtu dès son apparition le costume d’un second monde, au-dessus ou en dessous du nôtre, possédant sa propre architecture 19 (Fig.1).
Cette idée d’architecture nouvelle, liquide, a accentué dans l’imaginaire collectif l’illusion d’un modèle antinomique réel/actuel. Le philosophe Daniel Parrochia apporte le constat suivant :
« La réalité d’Internet s’est vite effacée derrière ses conséquences et ses effets ; avec un tel réseau se développait une sorte de monde en miroir, un double allégé du réel, plein de données et d’images, qui semblaient répliquer à grande échelle l’énigme de la relation corps-esprit 20 ». Inventer le cyberespace a permis de libérer le sujet de toutes contraintes physiques. Cependant cette projection restera fantasme : nous sommes inéluctablement des êtres terrestres.
Envisager Internet comme un univers parallèle n’est pas une
idée restée immobilisée dans les années 1980. Cette perception d’un monde « à part » subsiste, puisqu’elle porte en elle des imaginaires fertiles : Internet simule notre rapport perdu avec le cosmos, induit par notre condition d’humains technicisés. Dans l’œuvre de fiction Black Transparency, The Right to Know in the Age of Mass Surveillance, une voix-off décrit que « l’idée du cyberespace dessine une frontière entre Internet et le monde réel. Le cyberespace est un univers parallèle, crée par les individus, rendu possible par la technologie
et habité par l’information. Géopolitiquement parlant, il est ce que fut la mer autrefois, un fluide irrégulier, où les lois ordinaires ne nécessitent pas d’être appliquées. Internet et la vie ne sont qu’un 21 ». Il subsiste toujours une délimitation spatiale entre Internet et notre espace tangible. Le cyberespace est constitué de fluides vitaux qui nous traversent et qui, paradoxalement, existent en marge de notre monde.

Écrire le cyberespace

Au cinéma et dans la littérature, les représentations du cyberespace mettent en avant les potentialités de reconfiguration sociale qu’offre ce dispositif, mais aussi la projection possible du corps dans un nouvel espace (Fig. 2 et 3). Ces représentations-là sont désormais notre héritage. Depuis leur émergence, les technologies numériques travaillent profondément notre imaginaire. Elles conditionnent notre façon d’habiter notre milieu, et réactualisent les images mentales que nous nous en faisons.
Les figures apparues avec Internet prennent forme par les cartes dites de visualisations de données, devenues très présentes dans notre environnement visuel. Ces cartes concrétisent le besoin d’écrire un monde morcelé qui nous échappe : elles « fixent » ces espaces multiples sur une surface d’inscription (Fig. 4, 5, 6 et 7).
L’analogie peut être établie entre ces visualisations de données et la manière dont les artistes contemporains font usage de la cartographie. Lorsque la carte a cessé au XIXe siècle d’être une parabole de la peinture, elle est devenue instrument de récit rassemblant une pluralité d’espaces relatifs qui s’imbriquent. Elle a évolué en empreinte du réel, en plan potentiel d’inscriptions multiples. La cartographie s’est transformée en un outil nécessaire pour poser des contours au monde ; elle a acquis, à l’époque contemporaine, une fonction métonymique qui nous fait osciller entre différents points de vue, entre différents plans d’inscription, entre le subjectif et l’objectif. Elle a permis de réinscrire un référent dans un contexte de crise de la spatialité 22.
Dans une recherche d’unité, les cartes de visualisation de données tracent les contours d’une société numérique parcellaire. Celles-ci endossent le rôle d’interstice entre le réel et les perceptions humaines, à l’image d’une représentation de paysage.

Visualisations de données

Il faut cependant considérer l’intelligibilité de ces cartes comme relative. Si les représentations cartographiques de données ont pour fonction de rassembler, d’expliquer, de formaliser Internet, les images produites restent souvent des « cartes témoins » de la vie algorithmique. Comme pour la carte plane géographique, nous restons des observateurs externes, qui adoptent un point de vue distancié. Des sites-catalogues sont pleinement consacrés à ces visualisations 23.
Souvent formées de constellations, d’agrégats de clusters,
les visualisations de données n’accomplissent pas leur fonction diégétique. Ces représentations sont la matérialisation d’un instant T, et ne livrent pas une compréhension d’Internet. Elles sont l’évolution possible de nos cartographies classiques, une autre forme d’indexation. Ce procédé de mise en image donne l’illusion de saisir les flux de données numériques qui fusent,
se multiplient et s’abolissent à grande vitesse, mais n’en sont que le fantôme. Elles ne semblent pas arriver à se défaire des effets de mode et du conditionnement esthétique dus au programme qui les génère. Ces objets graphiques contribuent au lissage des imaginaires numériques, notamment par l’existence de dispositifs de mise en forme automatiques (bibliothèques JavaScript préétablies, applications).
Ces cartes exercent une fascination pour la complexité et l’ultra esthétisation d’Internet et ses données. Ces visualisations sont-elles une réponse satisfaisante ? En nous tenant à distance, comme sujet contemplatif, elles se dérobent au caractère immersif d’Internet. Images abstraites, elles accentuent la frontière entre la société numérique et le monde réel. Nous ne les assimilons pas, car Internet ne répond pas aux mêmes logiques spatiales que l’espace tangible qui a inspiré l’invention du paysage. Elles ne sont donc pas éclairantes comme le serait une peinture de paysage vis-à-vis du simulacre de la nature. Pourtant, la data visualisation s’est imposée en modèle dominant de la représentation des données, d’Internet et de son réseau.
L’autre défaut de la visualisation de données est sa prétendue objectivité. Basées sur la théorie des graphes et des réseaux, ces cartes renvoient à l’imaginaire scientifique. Par leur forme complexe, elles semblent prouver leur vertu. La donnée elle-même est perçue comme un énoncé vrai. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une donnée subit un processus de transformation et de mise en forme (et ce quel que soit le médium). Metahaven a su très bien pointer
le leurre de la data visualisation : « Souvent, la visualisation des données donne le sentiment aux gens de comprendre un problème. Ce n’est pas parce qu’un krach boursier est cartographié à la milliseconde que ça rend le phénomène plus intelligible. Et au lieu de punir les banquiers, nous regardons des graphiques de leurs méfaits. La visualisation devient son propre spectacle. Ça donne une illusion de compréhension et de contrôle mais, fondamentalement, ça ne change rien 24 ».
En somme, cartographier les données se limite à une fonction descriptive. Nous constituons une mise en scène de ces données, comme nous mettrions en scène un paysage, sans pour autant saisir les liens entre Internet et nous. Andrew Vande Moere se demandait «Où sont les expériences multimédias viscérales ? 25». Il faut peut-être s’éloigner de cette esthétique documentaire et adopter des dispositifs de mise en image autres, comme nous pouvons le voir chez certains artistes contemporains et designers, où la forme donnée à Internet renvoie à un autre imaginaire (Fig. 8 et 9). En réinventant les imaginaires numériques, nous pourrons réveiller la capacité de « faire sentir » les informations.
Il ne s’agit pas de dire que les visualisations sont vaines et véhiculent un mauvais message ; simplement il serait important de définir les lieux de leur nécessité : dans les disciplines destinées à la recherche scientifique, sociologique et politique 26, mais aussi à la valorisation de savoirs transdisciplinaires, comme nous pouvons l’observer dans les humanités numériques. Il serait dommage que les data visualisations deviennent la seule alternative à la représentation de notre milieu numérique et de « ses enfants ».

Critiquer le concept de paysage

Évoluer dans un milieu submergé d’informations nous place dans une crise de la spatialité. Miniaturisés, nos objets technologiques n’ont jamais été aussi présents et aussi invisibles. L’information devient le seul relais entre les hommes et leurs objets techniques. L’expansion des données et des machines suppose de développer une réflexion ontologique en parallèle. Alexander Markovetz 27 affirme que les sciences humaines doivent adapter les individus à ce nouveau monde constitué de données qui se met en place aujourd’hui. « Notre monde est en plein changement. Ce n’est ni aux technologues ni aux médecins de gérer cette transition.
Il revient aux spécialistes des sciences humaines de transférer vers ce nouveau monde les valeurs que nous avons mises en place et avec lesquelles nous voulons vivre 28 ».
Certes les sciences humaines feront progresser notre regard sur la transition numérique. Cependant décrire des phénomènes selon une approche scientifique est à distinguer des mécanismes d’inscriptions, qui eux, ancrent nos perceptions sur des surfaces sensibles.
La production d’images est l’a aire des praticiens de l’art et du design, car ils pensent et travaillent par l’image. En proposant des dispositifs, ils formalisent nos imaginaires collectifs. Ce sont donc ces pratiques qui peuvent prétendre à renouveler nos imaginaires numériques. Selon Andrea Branzi, le design est un « acte d’invention qui construit un élément venant s’ajouter au réel, augmentant son épaisseur 29 ». Le designer est donc habilité à produire des images qui s’ajoutent aux strates de nos représentations. Mais alors, par quels prismes faudrait-il que les designers regardent ? Ce prisme peut-il être le concept de paysage ?
Rendre compatible le milieu des technologies numériques avec le concept du paysage soulève la question de l’actualisation de ce dernier. Par essence, il est perçu comme opposable au prétendu virtuel, car les lieux du numérique ne sont pas immédiatement perceptibles ni cadrables, en raison leur dissémination. Cette opposition est probablement la conséquence de la définition vulgaire du paysage, littéralement « portion de pays, offert à la vue ». Mais si nous entrons par le paysage dans une acception différente, symbolique, où il est tension entre le sujet et l’objet, entre sphère personnelle et milieu social 30, il peut éventuellement prétendre à partager des symboles avec les espaces Internet.
Tous deux possèdent des spécificités qui les rassemblent. D’abord, ils partagent le fait d’être des fabrications, des avatars :
l faut être armé de culture pour les voir. De plus, le paysage et Internet sont des lieux de projection du sujet, perçus en fonction d’une culture et de certaines représentations. Ils conditionnent tous les deux nos activités perceptives et cognitives. Enfin, pour le sujet, Internet est comme le paysage, à la fois local et mondial. Il est
à la fois fragment et totalité.
Au-delà de ces similitudes, le paysage possède en plus la caractéristique d’être naturalisé. En cela, il peut mettre en scène les espaces numériques de manière intelligible. Réciproquement, Internet transformera la pratique sensible du sujet face au paysage : il change singulièrement la tension entre celui qui regarde et ce qui est regardé. Le paysage s’ouvrirait alors à d’autres sens, et notre corps ne serait plus mis à distance, mais deviendrait un corps immergé. Par un système d’enchâssement, les lieux du numérique ne seront plus « hors de » nos paysages, mais en seront le prolongement immanent. Le paysage ne serait plus objet de contemplation, mais se « brancherait sur du vital ». Il deviendrait « ressource », et même « Révélation » 31.
Cependant, le paysage pourra-t-il vraiment tenir ce rôle de prestidigitateur face à une société radicalement différente où notre vision semble désubjectivée ? Le philosophe François Jullien expose qu’« aujourd’hui, où l’échelle imposée devient mondiale, la vertu du paysage, face à cette ubiquité abstraite, est de relocaliser : non pas en repliant illusoirement dans un particularisme compensateur et pittoresque, mais en réinscrivant du Singulier 32 ». Identifier des points de vue dans ce réseau planétaire permettra-t-il d’y introduire du familier ? Cela sera-t-il suffisant pour réactualiser le concept du paysage ?
A contrario, le concept de paysage est-il obsolète face à la question des espaces numériques ? Le paysage rend-il réellement intelligible un espace ? Comprenons-nous vraiment un paysage lorsque nous le contemplons ? Quelle est la fonction du paysage ? Témoigne-t-elle de notre capacité de métamorphose, « d’être là », de rendre notre milieu « habitable » ?

[:fr]« Paysage de données », « paysage numérique », « paysage informationnel », « paysage du big data »… Autant d’expressions, tantôt utilisées prudemment, tantôt adoptées, qui cherchent à qualifier une même entité : Internet.
En voulant représenter les espaces Internet, nous projetons mentalement des intuitions formelles issues de notre vision perspectiviste du monde 1. Cette mise en scène rend possible l’existence
d’un tel paysage, aboutissant dès lors à sa formalisation langagière. Internet est composé d’une pluralité d’espaces stratifiés : l’espace de l’écran, des interfaces, mais aussi de paysages de fond 2, lieux existant au-delà du panorama visible d’Internet, non perceptibles à la vue : les centres de données et les infrastructures des réseaux eux-mêmes, par lesquels transitent les données informatiques (câbles de fibres optiques, etc.).
Qu’est-ce qui provoque l’intuition d’associer paysage et numérique aujourd’hui ? La réunion de ces deux termes est-elle un abus de langage, l’énonciation d’une simple expression ? Nos voisins anglo-saxons accolent sans complexe le suffixe -scape au terme data, « la forme », « la scène », (issu de landscape, le paysage) sorte d’équivalent de notre -orama, « l’élément formant », « le spectacle ». Datascape rassemble les données et leur donne une corporéité. Dans la langue française, le mot donnée n’est pas compatible avec le suffixe -orama, dont la fonction est de rassembler les objets et les lieux de façon panoptique. La traduction de datascape devient alors nécessairement paysage de données.
Pour saisir les enjeux du numérique, il convient d’éclaircir le passage de l’usage courant de l’expression « paysage numérique » au paysage comme concept fertile. En outre, essayer d’exprimer le potentiel heuristique de la pensée-paysage face à un milieu technique incommensurable. Soit l’adopter pour scénariser les espaces Internet, et exploiter sa fonction symbolique à travers des productions de design, soit pour l’évacuer radicalement. L’ambition serait d’inventer alors une traduction inédite de l’espace, en puisant dans la vacillation que provoque Internet dans le champ de nos perceptions.
Anne Cauquelin ne voit pas matière féconde à faire coexister le concept du cyberespace avec celui du paysage : il révèle plus la structure paysagère qu’il ne dévoile son propre fonctionnement. Ses deux hypothèses sont les suivantes : d’abord, dans la culture occidentale, l’espace paysager et l’espace du numérique partagent le fait d’être des avatars de l’étendue. Ensuite, le paysage, depuis l’invention de la perspective, est devenu forme a priori de nos perceptions. Dès lors, le paysage est une invention culturelle terminée, qui ne peut aller plus loin car elle est naturalisée. Elle est une « icône intelligente » intégrée à nos perceptions, et par cela, son invention est devenue imperceptible à notre conscience. L’espace numérique, quant à lui, reste à construire, car il n’est pas devenu comme le paysage un a priori formel. Le paysage serait donc une expression, tandis que le cyberespace serait un exprimable, un espace encore non inventé 3. Pour d’autres, le concept de paysage est au contraire une aide face aux tremblements du monde. Il est considéré comme mouvement, évoluant au fil du progrès technique. Relevant de la subjectivité, il devient élément de résolution face à une crise du visible, provoquée aujourd’hui par la disparition des objets dans l’espace 4. Dans tous les cas, nous revenons sans cesse à ce concept5.
Notre besoin de décrire Internet confronte le paysage à de nouvelles perspectives : sa substance est-elle destinée à évoluer ? Est-ce un leurre de s’approprier à nouveau cette invention culturelle ? Est-il difficile d’envisager les espaces Internet autrement que sous une approche perspectiviste ? Quelles seront les limites du concept de paysage face à Internet ?
Enchâsser ou non ces deux inventions est une question irrésolue. En revanche, il est assuré que nous avons besoin de concrétiser,
de naturaliser les représentations d’Internet : cela s’observe par les différentes productions d’images déjà existantes, géographiques, cinématographiques, littéraires, d’art et de design, qui seront évoquées brièvement dans cet article.
D’un autre côté, l’incompréhension des espaces Internet semble nous aider à renouveler nos imaginaires. L’intérêt de ce dispositif technique ne réside-t-il pas dans l’obstruction de ses logiques internes ? Nous sommes partagés entre l’envie de s’approprier Internet par un processus descriptif, et la volonté d’alimenter le fantasme d’un espace autre, où nos perceptions seraient radicalement différentes de l’espace réel, jetant le sujet dans un univers où tout semble possible. Ce sentiment paradoxal sous-tend un mouvement ambivalent dans la création d’images. Aussi, faut-il nécessairement résoudre les espaces d’Internet ? Y a-t-il vraiment lieu d’en tirer de l’intelligibilité ? Est-il possible d’aborder Internet autrement qu’en cherchant à l’expliquer ? Ces questions feront l’objet d’une recherche à venir.
Je développerai dans ce texte d’une part les causes provoquant
la nécessité d’images, qui ont abouti à la création du cyberespace. D’autre part, j’évoquerai brièvement ses représentations, en insistant sur la question de la data visualisation. Enfin, je proposerai une critique du paysage, en mettant à l’épreuve son rôle d’icône éclairante.

« Mise en données » du monde

Internet a provoqué de grands changements dans la structure même de notre société. La transition vers une ère hyperindustrielle 6 concentrée sur l’économie numérique a été initiatrice d’un besoin de représentations. Nous assistons et contribuons à l’économie contemporaine de la numérisation de tous documents. Il y a une véritable « mise en données » de notre monde. Grâce à Internet, nous tendons de plus en plus vers le fantasme ambitieux de créer un « cerveau mondial » constitué d’informations. Avec cet espace commun et contributif, Le World Brain décrit par H. G. Wells en 1938 cesse de n’être que fiction 7. La numérisation de masse du réel conduit les entreprises à se concentrer sur les données informatiques personnelles. L’humain se retrouve au cœur de ce processus car chaque individu représente une multitude de données sensibles. Traversés par et déterminés selon les données numériques, nous sommes devenus des sortes d’êtres numérisés. Tout devient quantifiable : les entreprises qui gèrent les données numériques sont dans une démarche d’anticipation basée sur des probabilités – l’analyse prédictive – possible par l’utilisation d’algorithmes. Le monde et son avenir sont pensés désormais par logique de corrélation. Toute décision de progrès social, économique, médical sera prise
à partir de nombreux points de contact entre différentes variables. Pour produire de l’information, les technologies numériques mobiles se sont imposées de manière massive dans les espaces privés et publics. La généralisation des TICS8 dans notre quotidien est appelée pervasiveness 9, littéralement « qui est amené à se répandre, à se remplir », et traduisible par « omniprésence, ubiquité ». Le smartphone et les dispositifs de captation ont fait naître le concept de Smart Cities10, et les récents progrès en informatique quantique vont amener des mutations considérables, notamment dans le domaine de la réalité virtuelle et du traitement des informations.
L’Internet des objets a donc transformé profondément nos perceptions. D’abord, nos rapports d’échelle se sont modifiés. La mise en place d’un réseau globalisé a rendu obsolètes les frontières physiques : Internet est partout et nulle part à la fois. Notre immersion dans cet espace nous amène à une confusion spatiale. Éparse, la structure décentralisée d’Internet nous empêche de l’embrasser pleinement. Internet a été configuré de manière éclatée pour permettre une communication la plus étendue possible, mais aussi pour garantir sa sécurité. Son dégroupement a modifié profondément notre notion de la distance. Il est difficile à définir, car l’espace est souvent perçu comme une réalité matérielle. Internet est aussi un rhizome géant. L’hypertextualité et les pratiques culturelles qui y sont inscrites en font un nœud accessible par de multiples entrées. Il est donc également un espace paradoxal, sa nature est pénible à imaginer. De plus, l’illusion d’une communication immédiate transforme les logiques temporelles 11. Enfin, l’invisibilité du réseau fait que ce dispositif nous échappe. Il n’est pas offert à la vue.
Les lieux de transit des données, sensibles de par les informations qu’ils contiennent, sont tenus à l’écart de notre quotidien. Et la métaphore du nuage (cloud computing) accentue l’idée d’un Internet magique, à l’état gazeux.

Besoin d’images

Edmont Couchot a écrit dans les années 1980 que « l’informatique a réduit le réel à un nuage de ‹ données numériques ›, à une poussière de ‹ bits › de laquelle naissent des objets et des êtres jamais vus ».
Il évoque également l’émergence d’un « nouvel imaginaire culturel » 12. Effectivement, le changement profond de notre société vers un modèle « tout numérique » a été la source d’un nouveau dispositif imaginaire, encore instable aujourd’hui, puisque ces technologies ne cessent d’évoluer et de nous bousculer. L’imaginaire est un ensemble hétéroclite de composantes : fantasmes, souvenirs, rêveries, mythes, croyances invérifiables, fictions. Il est constitué d’images mentales, ou matérialisées dans des œuvres constituées d’images visuelles. Leur association forme des ensembles cohérents et dynamiques,
qui relèvent d’une fonction symbolique au sens d’un emboîtement de sens propres et figurés qui modifient ou enrichissent le réel perçu ou conçu 13. En tant qu’êtres de ce monde, nous construisons des dispositifs culturels pour expliquer et figer ce que nous percevons
au moyen d’images. Dans Image et figure, Gérard Lagneau cite Sartre en expliquant que la création d’images pallie notre perception du vide. « Sartre s’aperçut que les images nous confrontent à une fabrication vraie, mais subjective de bout en bout. Tout se passe dans l’enclos crânien. L’image est le résultat d’un essai ; notre esprit tente de combler une lacune, un manque, un vide dont la nature à horreur […] 14 ».
Notre époque hyperindustrielle, en pleine transition numérique, a besoin d’images. Et Internet et ses objets suscitent toujours fascinations et incompréhensions. Les imaginaires collectifs (manifestés par des croyances qui viennent apporter des réponses aux crises existentielles) que les technologies numériques convoquent restent mal identifiés, trente-cinq ans après leur émergence. Il y a donc besoin de les cultiver 15.
La multiplication des structures « interprétantes » démontre que les avancées technologiques supposent un temps d’adaptation. Notre rapport avec le réel s’est distendu, car l’ubiquité abstraite et l’immersion de notre corps dans la structure réticulaire d’Internet perturbent notre milieu. Ce qui échappe au regard crée de la confusion pour le sujet, formaté à contempler son espace. Pour cette raison, l’intuition qui nous pousse à emprunter cette « icône intelligente » qu’est le paysage pour clarifier Internet se justifie : nous l’avons pleinement intégré comme élément de cristallisation de nos perceptions. Transposé aux espaces Internet, le paysage active sa fonction encadrante. En cherchant des limites, notre corps social cherche à « retourner au réel », à réactualiser la symbolique de son milieu. Le sujet immergé dans un espace non structurel a nourri une production hétérogène d’images. Depuis sa banalisation dans notre espace domestique, Internet fait face à un processus de décérébration, de description, d’inscription. Nous cherchons à mesurer Internet pour créer de l’habitable. Récemment, L’Université d’Adelaide à mis en place The Internet Topology Zoo, une application web permettant de visualiser par l’intermédiaire de cartes géographiques les différents réseaux constitutifs d’Internet 16. La designer Louise Drulhe a créé sur le Web l’Atlas Critique d’Internet, qu’elle dé ni comme « un effort de spatialisation d’un objet complexe en vue d’en comprendre les enjeux sociopolitiques 17 ». Ce projet démontre la volonté contemporaine d’étudier ces espaces mixtes et d’en dessiner les contours.
Le projet artistique World Brain, quant à lui, propose une narration
à travers des documents parlant d’Internet, pour en matérialiser l substance 18.
Tous ces projets semblent naître en tant qu’éléments de résolution d’Internet. Cependant cet objet technique nécessite-t-il d’être résolu pour livrer sa spatialité ? Est-il indispensable de reprendre prise sur son échappée, et de dénouer sa structure, pour l’habiter ? Le « mystère Internet » ne doit-il pas rester intact pour continuer à stimuler nos imaginaires ?

Un «monde à part»

Matérialiser la culture numérique par des œuvres visuelles n’est pas un processus nouveau. Dès les années 1980, ces imaginaires se sont inscrits dans la littérature, au cinéma, dans la cartographie. Leurs représentations ont donné lieu à la création d’un monde nouveau, le cyberespace, inventé par William Gibson dans sa nouvelle de science-fiction Neuromancien en 1984. Malgré son appartenance au monde réel, le cyberespace a revêtu dès son apparition le costume d’un second monde, au-dessus ou en dessous du nôtre, possédant sa propre architecture 19 (Fig.1).
Cette idée d’architecture nouvelle, liquide, a accentué dans l’imaginaire collectif l’illusion d’un modèle antinomique réel/actuel. Le philosophe Daniel Parrochia apporte le constat suivant :
« La réalité d’Internet s’est vite effacée derrière ses conséquences et ses effets ; avec un tel réseau se développait une sorte de monde en miroir, un double allégé du réel, plein de données et d’images, qui semblaient répliquer à grande échelle l’énigme de la relation corps-esprit 20 ». Inventer le cyberespace a permis de libérer le sujet de toutes contraintes physiques. Cependant cette projection restera fantasme : nous sommes inéluctablement des êtres terrestres.
Envisager Internet comme un univers parallèle n’est pas une
idée restée immobilisée dans les années 1980. Cette perception d’un monde « à part » subsiste, puisqu’elle porte en elle des imaginaires fertiles : Internet simule notre rapport perdu avec le cosmos, induit par notre condition d’humains technicisés. Dans l’œuvre de fiction Black Transparency, The Right to Know in the Age of Mass Surveillance, une voix-off décrit que « l’idée du cyberespace dessine une frontière entre Internet et le monde réel. Le cyberespace est un univers parallèle, crée par les individus, rendu possible par la technologie
et habité par l’information. Géopolitiquement parlant, il est ce que fut la mer autrefois, un fluide irrégulier, où les lois ordinaires ne nécessitent pas d’être appliquées. Internet et la vie ne sont qu’un 21 ». Il subsiste toujours une délimitation spatiale entre Internet et notre espace tangible. Le cyberespace est constitué de fluides vitaux qui nous traversent et qui, paradoxalement, existent en marge de notre monde.

Écrire le cyberespace

Au cinéma et dans la littérature, les représentations du cyberespace mettent en avant les potentialités de reconfiguration sociale qu’offre ce dispositif, mais aussi la projection possible du corps dans un nouvel espace (Fig. 2 et 3). Ces représentations-là sont désormais notre héritage. Depuis leur émergence, les technologies numériques travaillent profondément notre imaginaire. Elles conditionnent notre façon d’habiter notre milieu, et réactualisent les images mentales que nous nous en faisons.
Les figures apparues avec Internet prennent forme par les cartes dites de visualisations de données, devenues très présentes dans notre environnement visuel. Ces cartes concrétisent le besoin d’écrire un monde morcelé qui nous échappe : elles « fixent » ces espaces multiples sur une surface d’inscription (Fig. 4, 5, 6 et 7).
L’analogie peut être établie entre ces visualisations de données et la manière dont les artistes contemporains font usage de la cartographie. Lorsque la carte a cessé au XIXe siècle d’être une parabole de la peinture, elle est devenue instrument de récit rassemblant une pluralité d’espaces relatifs qui s’imbriquent. Elle a évolué en empreinte du réel, en plan potentiel d’inscriptions multiples. La cartographie s’est transformée en un outil nécessaire pour poser des contours au monde ; elle a acquis, à l’époque contemporaine, une fonction métonymique qui nous fait osciller entre différents points de vue, entre différents plans d’inscription, entre le subjectif et l’objectif. Elle a permis de réinscrire un référent dans un contexte de crise de la spatialité 22.
Dans une recherche d’unité, les cartes de visualisation de données tracent les contours d’une société numérique parcellaire. Celles-ci endossent le rôle d’interstice entre le réel et les perceptions humaines, à l’image d’une représentation de paysage.

Visualisations de données

Il faut cependant considérer l’intelligibilité de ces cartes comme relative. Si les représentations cartographiques de données ont pour fonction de rassembler, d’expliquer, de formaliser Internet, les images produites restent souvent des « cartes témoins » de la vie algorithmique. Comme pour la carte plane géographique, nous restons des observateurs externes, qui adoptent un point de vue distancié. Des sites-catalogues sont pleinement consacrés à ces visualisations 23.
Souvent formées de constellations, d’agrégats de clusters,
les visualisations de données n’accomplissent pas leur fonction diégétique. Ces représentations sont la matérialisation d’un instant T, et ne livrent pas une compréhension d’Internet. Elles sont l’évolution possible de nos cartographies classiques, une autre forme d’indexation. Ce procédé de mise en image donne l’illusion de saisir les flux de données numériques qui fusent,
se multiplient et s’abolissent à grande vitesse, mais n’en sont que le fantôme. Elles ne semblent pas arriver à se défaire des effets de mode et du conditionnement esthétique dus au programme qui les génère. Ces objets graphiques contribuent au lissage des imaginaires numériques, notamment par l’existence de dispositifs de mise en forme automatiques (bibliothèques JavaScript préétablies, applications).
Ces cartes exercent une fascination pour la complexité et l’ultra esthétisation d’Internet et ses données. Ces visualisations sont-elles une réponse satisfaisante ? En nous tenant à distance, comme sujet contemplatif, elles se dérobent au caractère immersif d’Internet. Images abstraites, elles accentuent la frontière entre la société numérique et le monde réel. Nous ne les assimilons pas, car Internet ne répond pas aux mêmes logiques spatiales que l’espace tangible qui a inspiré l’invention du paysage. Elles ne sont donc pas éclairantes comme le serait une peinture de paysage vis-à-vis du simulacre de la nature. Pourtant, la data visualisation s’est imposée en modèle dominant de la représentation des données, d’Internet et de son réseau.
L’autre défaut de la visualisation de données est sa prétendue objectivité. Basées sur la théorie des graphes et des réseaux, ces cartes renvoient à l’imaginaire scientifique. Par leur forme complexe, elles semblent prouver leur vertu. La donnée elle-même est perçue comme un énoncé vrai. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une donnée subit un processus de transformation et de mise en forme (et ce quel que soit le médium). Metahaven a su très bien pointer
le leurre de la data visualisation : « Souvent, la visualisation des données donne le sentiment aux gens de comprendre un problème. Ce n’est pas parce qu’un krach boursier est cartographié à la milliseconde que ça rend le phénomène plus intelligible. Et au lieu de punir les banquiers, nous regardons des graphiques de leurs méfaits. La visualisation devient son propre spectacle. Ça donne une illusion de compréhension et de contrôle mais, fondamentalement, ça ne change rien 24 ».
En somme, cartographier les données se limite à une fonction descriptive. Nous constituons une mise en scène de ces données, comme nous mettrions en scène un paysage, sans pour autant saisir les liens entre Internet et nous. Andrew Vande Moere se demandait «Où sont les expériences multimédias viscérales ? 25». Il faut peut-être s’éloigner de cette esthétique documentaire et adopter des dispositifs de mise en image autres, comme nous pouvons le voir chez certains artistes contemporains et designers, où la forme donnée à Internet renvoie à un autre imaginaire (Fig. 8 et 9). En réinventant les imaginaires numériques, nous pourrons réveiller la capacité de « faire sentir » les informations.
Il ne s’agit pas de dire que les visualisations sont vaines et véhiculent un mauvais message ; simplement il serait important de définir les lieux de leur nécessité : dans les disciplines destinées à la recherche scientifique, sociologique et politique 26, mais aussi à la valorisation de savoirs transdisciplinaires, comme nous pouvons l’observer dans les humanités numériques. Il serait dommage que les data visualisations deviennent la seule alternative à la représentation de notre milieu numérique et de « ses enfants ».

Critiquer le concept de paysage

Évoluer dans un milieu submergé d’informations nous place dans une crise de la spatialité. Miniaturisés, nos objets technologiques n’ont jamais été aussi présents et aussi invisibles. L’information devient le seul relais entre les hommes et leurs objets techniques. L’expansion des données et des machines suppose de développer une réflexion ontologique en parallèle. Alexander Markovetz 27 affirme que les sciences humaines doivent adapter les individus à ce nouveau monde constitué de données qui se met en place aujourd’hui. « Notre monde est en plein changement. Ce n’est ni aux technologues ni aux médecins de gérer cette transition.
Il revient aux spécialistes des sciences humaines de transférer vers ce nouveau monde les valeurs que nous avons mises en place et avec lesquelles nous voulons vivre 28 ».
Certes les sciences humaines feront progresser notre regard sur la transition numérique. Cependant décrire des phénomènes selon une approche scientifique est à distinguer des mécanismes d’inscriptions, qui eux, ancrent nos perceptions sur des surfaces sensibles.
La production d’images est l’a aire des praticiens de l’art et du design, car ils pensent et travaillent par l’image. En proposant des dispositifs, ils formalisent nos imaginaires collectifs. Ce sont donc ces pratiques qui peuvent prétendre à renouveler nos imaginaires numériques. Selon Andrea Branzi, le design est un « acte d’invention qui construit un élément venant s’ajouter au réel, augmentant son épaisseur 29 ». Le designer est donc habilité à produire des images qui s’ajoutent aux strates de nos représentations. Mais alors, par quels prismes faudrait-il que les designers regardent ? Ce prisme peut-il être le concept de paysage ?
Rendre compatible le milieu des technologies numériques avec le concept du paysage soulève la question de l’actualisation de 
edernier. Par essence, il est perçu comme opposable au prétendu virtuel, car les lieux du numérique ne sont pas immédiatement perceptibles ni cadrables, en raison leur dissémination. Cette opposition est probablement la conséquence de la définition vulgaire du paysage, littéralement « portion de pays, offert à la vue ». Mais si nous entrons par le paysage dans une acception différente, symbolique, où il est tension entre le sujet et l’objet, entre sphère personnelle et milieu social 30, il peut éventuellement prétendre à partager des symboles avec les espaces Internet.
Tous deux possèdent des spécificités qui les rassemblent. D’abord, ils partagent le fait d’être des fabrications, des avatars : 
i aut être armé de culture pour les voir. De plus, le paysage et Internet sont des lieux de projection du sujet, perçus en fonction d’une culture et de certaines représentations. Ils conditionnent tous les deux nos activités perceptives et cognitives. Enfin, pour le sujet, Internet est comme le paysage, à la fois local et mondial. Il est
à la fois fragment et totalité.
Au-delà de ces similitudes, le paysage possède en plus la caractéristique d’être naturalisé. En cela, il peut mettre en scène les espaces numériques de manière intelligible. Réciproquement, Internet transformera la pratique sensible du sujet face au paysage : il change singulièrement la tension entre celui qui regarde et ce qui est regardé. Le paysage s’ouvrirait alors à d’autres sens, et notre corps ne serait plus mis à distance, mais deviendrait un corps immergé. Par un système d’enchâssement, les lieux du numérique ne seront plus « hors de » nos paysages, mais en seront le prolongement immanent. Le paysage ne serait plus objet de contemplation, mais se « brancherait sur du vital ». Il deviendrait « ressource », et même « Révélation » 31.
Cependant, le paysage pourra-t-il vraiment tenir ce rôle de prestidigitateur face à une société radicalement différente où notre vision semble désubjectivée ? Le philosophe François Jullien expose qu’« aujourd’hui, où l’échelle imposée devient mondiale, la vertu du paysage, face à cette ubiquité abstraite, est de relocaliser : non pas en repliant illusoirement dans un particularisme compensateur et pittoresque, mais en réinscrivant du Singulier 32 ». Identifier des points de vue dans ce réseau planétaire permettra-t-il d’y introduire du familier ? Cela sera-t-il suffisant pour réactualiser le concept du paysage ?
A contrario, le concept de paysage est-il obsolète face à la question des espaces numériques ? Le paysage rend-il réellement intelligible un espace ? Comprenons-nous vraiment un paysage lorsque nous le contemplons ? Quelle est la fonction du paysage ? Témoigne-t-elle de notre capacité de métamorphose, « d’être là », de rendre notre milieu « habitable » ?

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