CECCON, Lorène, entretien avec DEGOUTIN, Stéphane, « Sur les paysages de données », From-To, Valence  : ÉSAD Grenoble-Valence.

2015

Vous travaillez en collaboration avec Gwenola Wagon. Comment chacun arrive-t-il à nourrir les projets ?

Nous travaillons quasiment toujours en collaboration. Cela dépend des projets. Moi je viens plutôt du milieu de l’architecture, de la théorie urbaine, mais aussi de l’art. Elle vient plutôt du monde de la vidéo et de l’art aussi. Nous croisons des regards assez différents. En général, il est très difficile de dire qui apporte quoi. Ça n’est pas comme si l’un faisait la programmation et l’autre le concept. En général, nous faisons les projets en amenant chacun une partie des choses, mais quelle partie ? C’est difficile à dire. D’un point de vue conceptuel et technique, nous maîtrisons à peu près les mêmes choses, même si nous avons des points de vue différents. Les projets se passent souvent dans des discussions assez longues, au préalable. Il y a beaucoup de projets que nous ne faisons pas car nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord. Dans la réalisation, nous sommes plutôt à 50/50. Mais selon les projets cela peut varier.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler sur les réseaux Internet, sur le flux et les structures cachées ?

Je pense qu’au début c’était une fascination architecturale. Je viens du domaine de l’architecture et c’est vrai que le data center est une forme architecturale fascinante, parce que c’est complètement fermé, un objet monolithique, et à la fois un objet technique extrêmement singulier puisqu’il pousse à l’extrême toutes les caractéristiques de l’environnement artificiel dans lequel nous-même pouvons habiter. C’est l’air conditionné, c’est la protection absolue, un environnement stérile, parfaitement propre. Il a toutes les caractéristiques de ce que l’homme fabrique comme environnement artificiel pour lui-même, qui sont poussées à l’extrême. Et bien sûr non pas pour abriter des humains, mais pour abriter des données. C’est à dire quelque chose qui est quand même lié à l’être humain, mais qui en est une émanation. Ça n’est pas l’avatar d’un être humain mais de l’humanité entière, un avatar de la société qui se met dans un lieu spécifique – évidemment il y a plein de data centers dans le monde, plein de câbles sous-marins ou souterrains – qui mis ensemble forment un système global à l’échelle de la planète, existent comme une copie de l’humanité qui vit dans un autre espace. Ça n’est pas exactement une copie mais plutôt une autre version qui correspond à des lois un peu différentes et qui est dans une matière légèrement différente aussi, soit magnétique, soit électrique, soit optique, soit parfois sous forme d’ondes par les airs. C’est cette fascination qui nous intéressait au départ. Et puis l’idée du stockage, du stock, où s’accumulent des sortes de bibliothèques géantes, où s’accumulent des millions d’informations dont nous ne connaissons pas forcément la nature de l’extérieur.

Pour montrer ces lieux, vous faites le choix de la mise en scène, vous adoptez le regard de la science-fiction, plutôt qu’une vision documentaire. Qu’est-ce qui motive ce choix ? Jouer sur la peur ? L’aspect caché ? Nous pouvons ressentir une impression de secret militaire dans votre travail.

Ça dépend des pièces. Je pense que le point de vue sur les data centers est un peu différent suivant les travaux. Nous avons un travail qui est extrêmement hétérogène, il est un peu difficile de répondre de façon univoque. En ce moment, je fais une thèse sur l’architecture des données dans laquelle j’aurai alors un point de vue plus argumenté sur la question. C’est vrai que dans Cyborgs dans la brume, le data center est presque un personnage de fiction, un personnage de l’histoire qu’on raconte. Il s’agit d’un pseudo-documentaire qui contient beaucoup d’éléments documentaires mais qui verse aussi dans la fiction. Le data center est presque là pour jouer son propre rôle. Il existe, il est dans le paysage, on le décrit de manière objective, et l’action se déroule plutôt autour de lui. Dans Le terrier, il y a un aspect fiction. Le titre de terrier vient d’une nouvelle de Kafka qui décrit une taupe dans ses tranchées. Il y a une dimension de fiction mais toutes les images sont documentaires, trouvées sur Internet, qui montrent des data centers. Comme il n’y a ni son, ni commentaire, c’est vraiment un état de ce qui se passe. J’aurais tendance à dire que c’est plus la fascination architecturale qui est mise à jour, que nous essayons de développer. Le terrier, est une vidéo qui va probablement se retrouver dans un autre projet, World Brain. Il y aura une voix-off et un texte qui sera documentaire dans le sens où il documente un sujet. Nous cherchons à expliquer les différentes dimensions de cet espace, symboliques, métaphoriques, etc. C’est plutôt la dimension métaphorique que fictionnelle qui nous intéresse sur cet objet là en particulier.

Vous parlez d’une vision documentaire mais finalement il y a quand même une grande mise en scène dans Le terrier. Vous avez choisi de ne pas mettre de son, vous avez adapté pour le point de vue des données.

Le point de vue des données, ce n’est pas exactement ça. C’est surtout l’idée de montrer l’espace infini qui est créé par tous les data centers du monde. Nous avons réuni a peu près 200 ou 300 vidéos d’Internet de data center. Paradoxalement, il très difficile de rentrer dans un data center, mais il est très facile d’en trouver des images sur Internet. Tous les gens qui construisent des data centers diffuseront une vidéo où nous voyons les détails de construction, etc. Nous avons rassemblé ces images, les avons passées en noir et blanc, nous ne percevons plus les différences de couleurs. Nous mélangeons des images de synthèse et des images en prises de vues réelles. Nous nous promenons alors dans un espace qui semble infini, comme si nous étions une donnée qui se promène dans tous ces espaces. Ce que nous voulions intégrer et que nous ferons d’une manière ou d’une autre, c’est ajouter le trajet des données dans les câbles, qui est très difficile à représenter avec du found footage—1. Nous le ferons sûrement en 3D ou d’une autre manière dans le film World Brain. C’est une autre manière de pénétrer dans cet espace dans lequel l’être humain n’est pas habitué à pénétrer. Le moyen le plus simple pour l’instant c’est la vidéo. Tout passer en noir et blanc, enlever le son, et mettre les plans les uns à la suite des autres dans un rythme à peu près égal – c’est un film en boucle aussi – de manière à ce que nous soyons perpétuellement dans cet espace.

J’allais justement vous demander où vous aviez filmé. je pensais vraiment que vous aviez analysé un lieu.

C’est vrai que pour le film que nous faisons en ce moment, nous allons filmer sur le lieu car nous voulons des images de meilleure qualité. En fait nous cherchions avant tout les travellings. Nous avons fait un montage dans lequel nous avons réuni tous les travellings, d’une manière assez cohérente pour donner l’impression que c’est une seule caméra qui tourne. Mais non, nous n’avons rien filmé nous même. Nous sommes allés une fois ou deux dans des data centers, mais à chaque fois nous n’avons pas obtenu l’autorisation de filmer.

J’ai été confrontée aux mêmes problèmes quand j’y suis allée, c’est pour ça que j’étais assez étonnée. J’ai appris que vous étiez allé à Taïwan (Taipei), dans un data center. Pouvez-vous me raconter un peu cette expérience, d’un point de vue synesthésique ? Quelle a été votre impression la première fois que vous êtes rentrés dans un data center ?

La première fois, ce n’était pas à Taipei mais à Marne-la-Vallée. C’était un data center un peu particulier, pas très grand, écologique en étage, vertical. La première expérience qui frappe n’est pas tellement synesthésique car elle ne sollicite qu’un seul sens, l’ouïe. Il y a ce bruit des machines qui est extrêmement puissant dans n’importe quel data center en activité  : les bruits de ventilation des serveurs qui tournent tous en même temps, qui créent une sorte de brouhaha très bizarre comme si nous rentrions dans une machine. Comme il y a plein de petits ventilateurs plutôt qu’un grand ventilateur, il y a une sorte de vol de libellule, quelque chose de ce genre là. Nous sentons la multiplicité des choses qui sont mises en jeu, ça n’est pas une grosse turbine qui fait fonctionner un barrage. Et à la fois, c’est très assourdissant, assez désagréable. Après, la vue ne m’a pas tant frappé. Nous les connaissions déjà sur Internet. C’est amusant car nous nous attendions à ce qu’il y ait du bruit, et par exemple à Taipei, quand nous avons franchi la porte, nous avons été immergés dans ce bruit en permanence, sans pouvoir en sortir. C’est très particulier.

Pensez-vous qu’une industrie cachée comme celle d’Internet peut être considérée comme un paysage, une sorte de paysage invisible ?

Oui c’est vraiment le paysage de l’information, littéralement. Ce qui est intéressant, c’est que ce paysage risque de disparaître, dans dix ans, si les techniques changent. Il n’y aura peut-être plus du tout de data center. Peut-être que nous serons passés à des choses totalement différentes, beaucoup plus petites. Il y a l’idée que le data center soit disparaît, soit que l’information soit stockée de manière beaucoup plus distribuée qu’elle ne l’est actuellement. Pour l’instant ça n’est pas à l’ordre du jour, nous continuons d’en construire. Mais c’est un paysage qui pourrait se modifier totalement. Et je crois que ce paysage n’est pas totalement invisible, paradoxalement. Il y a trois ans, les gens n’avaient jamais vu de data centers. Ils n’étaient pas au courant de leur existence. Depuis lors, il y a eu énormément de reportages, de documentaires à la télévision, etc. C’est donc un paysage qui, au contraire, est extrêmement visible, autant à la télé que sur Internet. Google a fait sa communication là-dessus. C’est un paysage devenu très visible, mais par l’intermédiaire d’Internet, qui n’est jamais vu en vrai.

Effectivement c’est là où je voulais en venir. Quand j’ai voulu visiter Google à Saint-Ghislain, j’ai mis deux heures à trouver le site. Il est invisible de l’extérieur car entouré de champs très vastes. Les gens qui travaillaient autour n’avaient aucune idée de ce qui se trouvait juste en face.

Invisible dans ce sens là, oui, tout à fait d’accord. Il faut dire que par rapport aux paysages industriels, les paysages de l’information sont dérisoires. Leur encombrement sur la planète est dérisoire. L’ensemble du réseau de data centers si nous comparons à l’encombrement des usines, des autoroutes, du reste du monde du XXe siècle, l’ensemble du réseau de data centers ne représente quasiment rien en terme d’espace. De ce point de vue c’est vraiment invisible. Ce sont des espaces insoupçonnés. À Saint-Denis par exemple, il y a un data center en plein centre de la ville. Des milliers de gens passent devant en permanence, mais personne ne sait que c’est un data center. Les gens imaginent que c’est une usine, un hangar, ou quelque chose de ce genre là. Et pour les câbles sous-marins c’est encore plus flagrant. Quand nous étions à Taipei justement, nous avons fait une enquête. Taipei c’est une île avec quatre arrivées de câbles sous-marin. Nous pouvons les connaître assez facilement par les cartes sur Internet. Nous sommes allés faire le tour de ces quatre arrivées de câbles, de manière systématique. À chaque fois ils arrivent au milieu de nulle part et sont assez difficiles à trouver mais les gens sur place qui travaillent, qui ont des fonctions officielles, ne sont pas au courant qu’il y a un câble là. Ou alors ils n’en parlent pas. Nous ne savons pas exactement, peut-être n’ont-ils pas le droit d’en parler. L’arrivée du câble est totalement invisible, elle passe sous-terre et arrive directement dans le data center. Et les gens des alentours ne sont pas au courant. Alors que ce sont des endroits stratégiquement extrêmement importants. Si nous pensons à Taïwan, et ses relations conflictuelles avec la Chine, l’endroit où arrivent les câbles est un lieu protégé. Si un groupe animé de mauvaises intentions coupait ces quatre câbles, il pourrait empêcher un pays entier d’accéder à Internet. Pas entièrement car il y a encore les satellites, mais globalement cela en couperait 90%. C’est donc stratégiquement des lieux extrêmement importants, en cas de conflit.

Est-ce que vous pensez que ces paysages hyper-industriels forment une fracture dans l’idée que nous nous faisons du paysage ?

Dans le paysage industriel, il y a une continuité  : le paysage industriel est dans la même dimension que nous. Il y a une usine, nous la voyons, etc. Tandis que le paysage des données se trouve dans une autre dimension. Ce dont il est question sont des choses infinitésimales que nous ne pouvons pas voir – nous pouvons voir les machines, mais nous ne pouvons pas voir les données elles-mêmes. Le temps en lui-même est compté en millisecondes, nous sommes à une échelle de temps, une échelle d’espace qui est totalement différente de la nôtre. Dans l’absolu, même si nous voyons les emplacements, le contenu va disparaître. Au niveau des emplacements, il y a énormément d’espaces qui disparaissent du regard. Bien avant de m’intéresser aux data centers, je m’intéressais à ce que j’appelle les « espaces aveugles ». Dans une ville tu as énormément d’espaces, des lieux – des centrales EDF, etc. – que l’être humain ne perçoit pas car il n’a pas envie de les voir. Ça ne l’intéresse pas. Ce sont des espaces techniques, des espaces servants. Ça existait déjà avant, toutes ces choses qui disparaissent complètement. De plus, le contenu est à plusieurs ordres de grandeur de notre expérience réelle. Là, nous évoquons le paysage qui a encore une forme solide, mais tout ce qui est transmission par ondes, les réseaux satellites, les réseaux 3G ou 4G, ils sont pour le coup littéralement invisibles et très compliqués à représenter. Il y a relativement peu de gens qui ont essayé de représenter ces réseaux, comment ils se diffusent, etc. Il y a bien sûr tous les gens qui sont paranos des ondes, qui eux vont les sentir – quand je dis « parano », je ne sais pas si c’est à tort ou à raison – mais il y a effectivement de l’information qui circule en permanence autour de nous, qui se glisse. Les ondes, c’est intéressant, elles vont se glisser dans l’air, qui nous entoure le plus profondément. Et l’idée que nous glissons de l’information dans l’air, c’est une idée absolument fascinante, qui existe depuis très longtemps. Ça n’est pas une nouveauté. Mais que ça se répande à une telle échelle, et que tout l’air qui nous entoure soit saturé d’informations qui passent dans toutes les directions, c’est assez captivant.

Tout à l’heure nous parlions de votre projet World Brain, est-ce que le titre fait référence au livre de Herbert George Wells ? Qu’est-ce que ça signifie pour vous d’avoir donné ce titre ? J’y ressens une idée de globalisation, un aspect presque terrifiant ?

Oui, il fait référence indirectement au livre de Wells qui est vraiment l’établissement d’une sorte d’encyclopédie universelle. Nous sommes intéressés à l’idée d’un cerveau mondial, au sens où l’entendent Teilhard de Chardin, Howard Bloom ou Peter Russel. C’est l’idée qu’à force de connecter des humains entre eux, il y a une intelligence collective différente en nature des intelligences individuelles. Cette idée utopique est développée par pleins de penseurs dès le XIXe siècle. C’est plutôt cet aspect là du World Brain qui nous intéresse. Nous avons pris le titre car il marchait bien, il est efficace, et compréhensible tout de suite. Davantage que « Global Brain » qui est une expression souvent utilisée, ou que « néosphère », une expression utilisée par Teilhard de Chardin. Effectivement il y a le livre de Wells – d’ailleurs il y a le film Google and the World Brain – qui est sur le fait que Google scanne tous les livres.

Le livre selon Google ?

Oui c’est ça. Le titre original fait donc référence à Wells. Wells est un penseur extrêmement intéressant parce qu’à la fin de sa vie, il est très très pessimiste sur l’humanité en général. Il écrit des livres d’un pessimisme noir dans lesquels il imagine que la connexion universelle correspond à la fin de l’humanité. Dans World Brain, nous allons vraiment naviguer entre deux dimensions  : l’espoir absolu, et la dystopie totale. Mais encore une fois, ça n’est pas le fond du propos – c’est le paysage intellectuel dans lequel nous nous situons. Ça sera plutôt un film de fiction qui commencera par une description des infrastructures, pour ensuite développer un scénario très proche de la science-fiction, avec une équipe de chercheurs qui partira dans la forêt pour mener ses propres expériences sur la connexion universelle. Le World Brain sera vraiment le point de départ du film qui, ensuite, dérivera dans des directions immaîtrisables.

Dans World Brain, nous voyons à un moment donné une scène – qui notamment était dans Le terrier –  où un individu circule entre les baies de serveurs. Que symbolise pour vous la présence humaine dans ces lieux où l’homme ne vit pas ?

Cette scène est intéressante. Là encore c’est une image récupérée sur Internet. C’est un type qui se promène dans les serveurs du CERN à Genève – le CERN c’est un des lieux de naissance du World Wide Web. Ils ont des data centers qui sont visitables assez facilement. Dans cette scène, pour montrer le data center, ils ont mis quelqu’un dedans, pour aider à se rendre compte du lieu à échelle humaine. Nous voyons bien que la personne marche d’un pas hésitant, elle ne semble pas du tout à sa place dans cet endroit. Nous avons ouvert le teaser là-dessus pour montrer la présence totalement incongrue d’un être humain – ça pourrait être un animal ou une plante – quelque chose d’organique dans cet univers inorganique. Cela nous semblait être une bonne manière de rentrer dans le sujet. Nous pouvons très bien aller dans les data centers en tant qu’être humain, mais c’est un endroit qui n’est pas du tout fait pour nous. Et comme c’est très difficile au cinéma de rendre l’ambiance sonore, qui est une ambiance vraiment enveloppante, nous devions trouver une manière de comprendre le décalage.

Et dans Le terrier, vous montrez les LED qui clignotent. Est-ce pour vous le signe de l’activité et la vie humaine derrière les machines ?

Oui, la scène avec un mur de LED qui clignotent est assez intéressante. En fait, ces machines avec des diodes qui clignotent, avec des informations qui passent au travers m’ont toujours fasciné. Quand nous savons comment fonctionne un câble de fibre optique ; comment se transforme un signal dans un câble qui fait l’épaisseur d’un cheveu ; nous pouvons mettre des quantités d’informations absolument incroyables qui se chevauchent parce qu’elles ont des longueurs d’ondes différentes ; comment tout ça se passe en un fragment de temps absolument inimaginable ; et quand nous voyons qu’à la fin, nous avons une diode qui, elle, fait partie de notre univers – elle a une taille réelle, nous la voyons clignoter, nous voyons le rythme de son clignotement –  il y a un décalage qui est totalement fou. La diode va clignoter non pas en fonction des bits d’informations qui passent mais sans doute des kilobits ou megabits. Ça correspond donc à quelque chose, mais il y a un côté tout à fait dérisoire dans cette diode qui clignote, qui fait un lien entre l’univers des données et nous-même, un lien que nous ne pouvons pas comprendre (enfin les techniciens savent probablement à quoi ça correspond). C’est un lien de décalage total. De la même façon les serveurs sont alignés sur des baies, et sur chaque serveur il y a des terabits d’informations. Ou peut-être rien. Encore une fois le décalage est fou. La matière ne nous dit absolument rien sur ce qu’elle contient. C’est ça qui nous semble intéressant. Nous avons ces alignements d’allées avec des serveurs, mais si ça se trouve, il n’y a rien dedans. Nous ne savons pas s’il s’agit de millions de profils Facebook qui sont à l’intérieur. Dans le film Le terrier nous avons tout mélangé  : il y a des serveurs Facebook, Google, etc. Est-ce qu’il y a des profils d’êtres humains dedans ? Est-ce qu’il y a des données sauvegardées de la NASA ou autre chose ? La machine ne dit absolument rien là dessus, c’est toujours les mêmes, et du coup l’environnement est extrêmement contingent. Aujourd’hui c’est ça, mais dans 20 ans Le terrier sera un film complètement obsolète, qui ne voudra absolument rien dire. Ces machines auront cessé d’exister, nous stockerons l’information sur des grains de sable, sur des feuilles d’arbres, je n’en sais rien, ou dans l’eau. Tout aura changé, peut-être, ou peut-être pas, ça sera peut-être exactement les mêmes machines (rires). C’est assez troublant quand nous regardons les vidéos de la Guerre froide, avec les premières grandes salles de machines, où nous voyons des gens qui marchent dans l’ordinateur. À l’époque, la taille d’un data center, c’est juste un ordinateur où les gens se promènent, tranquillement, dans une lumière bleutée. C’est le moment où les gens commencent à rentrer dans la machine de l’information. Et le data center c’est un peu l’extrême de tout ça, une sorte de méga machine. Lorsque nous parlons de data center, il y a une notion de stockage, mais il y a aussi des méga ordinateurs qui ne sont faits uniquement pour calculer de l’information et très peu pour la stocker. Les supercomputers, c’est encore un univers extrêmement fascinant qui, pour le coup, a été documenté. Il y a un photographe qui avait fait une grande série de photos sur la question.

Justement, je me demandais pourquoi, selon vous, Internet a emprunté ces codes esthétiques à la science-fiction ? J’imagine que cela vient d’une culture précise. Pourquoi l’hyperindustrie a-t-elle évoluée de cette manière ?

J’ai l’impression que la science-fiction s’est plutôt inspirée de ces machines qui existent depuis la Seconde Guerre mondiale ou un peu avant, dans leur forme actuelle, avec des grandes allées d’éléments qui clignotent. Certains films, comme Colossus, se déroulent pendant la Guerre froide, avec un superordinateur qui est dans une montagne et qui est une sorte de gigantesque alignement de rangées de matériels noirs qui clignotent – on ne sait pas trop ce que c’est. En l’occurrence, Colossus est le nom d’un projet réel. La science fiction s’inspire directement de ce projet anglais de la Seconde Guerre mondiale.

Nous parlions d’architecture, et notamment de l’architecture des data centers. Sur votre site vous évoquez la violence des dispositifs de stock. Est-ce que pour vous, les data centers ont cette forme autoritaire que nous retrouvons dans l’architecture progressiste, et dans ce que nous avons pu observer dans les cités industrielles ?

Oui certainement. De manière générale, tous ces dispositifs architecturaux sont des dispositifs d’optimisation de l’espace et du temps. Nous sommes bien sûr dans la même logique que celle de l’architecture fonctionnaliste, et ce depuis au moins un siècle si ce n’est plus. Avec l’idée d’organiser les sociétés humaines de manière extrêmement poussée grâce à des systèmes rationnels répétitifs. Ou alors la figure de l’aéroport. Je suis entrain d’écrire un texte qui reprend les caractéristiques du data center  : la fermeture, le contrôle du climat, l’indifférence par rapport au contexte extérieur, la sécurité. toutes ces caractéristiques sont des choses que nous retrouvons dans les aéroports. Ce sont aussi des lieux extrêmement fermés, complètement contrôlés, artificiels, qui ont aussi pour but de faire transiter des choses – des êtres humains, des informations.

Le concept de non-lieu en fait ?

Alors oui, nous pouvons parler de non-lieu, mais c’est un peu différent. J’évoque vraiment les machines. Augé parle de non-lieu pour parler de lieux qui sont liés aux infrastructures de transport. Et en fait l’information reprend les mêmes caractéristiques. Le concept de non-lieu est intéressant, mais il y a aussi le concept d’hyperlieu. Un non-lieu se passe d’histoire, d’identité et de relationnel, contrairement au lieu anthropologique. Mais si tu enlèves ces trois choses  : pour quelles raisons les enlèves-tu ? C’est pour permettre plus aisément la circulation, etc. C’est un peu comme dire qu’un citadin qui s’implante en ville va avoir moins besoin de racines, d’histoire, que quelqu’un qui habite dans un village. Évidemment il va rentrer en communication avec plus de gens, et accroître ainsi son potentiel urbain. C’est plutôt la notion de « potentiel » qui me semble importante là-dedans. Être en connexion avec plus de gens, c’est le principe même de la ville, et dans l’information, c’est le même principe. Pour parvenir à une information qui circule de manière fluide, tu es obligé d’éliminer toutes les frictions, et produire quelque chose qui va ressembler effectivement à un non-lieu, et à une machine qui est propre à cela. Le fait de tracer un parallèle entre les environnements humains et l’environnement d’information, tient au fait que la société humaine privilégie de plus en plus des relations fonctionnelles ou des relations sans matérialité, qui sont celles que nous retrouvons en ville, et encore plus sur Internet. Ce parallèle tient encore à l’usage de ces lieux ou de ces machines. Internet, davantage que l’aéroport, est un lieu de circulation, de fluidité absolue, de mise en communication ultra-rapide des gens où tu n’es pas – ça dépend des sites, il est difficile de faire des généralités – contrainte à la même matérialité que tu as dans l’espace réel. Tout ça vient, à mon sens, d’un mouvement beaucoup plus ancien, qui porte la civilisation vers toujours plus d’abstraction, et moins de matérialité, vers quelque chose de plus en plus éthéré.

Et quantifiable aussi.

Et quantifiable, et d’informations. Nous pourrions presque dire que nous étions dans un monde de signification, animal. Le monde entier échange de la signification. Les arbres en échangent, les animaux ; des échanges de significations et de matières. Et nous passons à un monde d’informations. Qui pour le coup, est un monde où l’information circule beaucoup plus rapidement que la signification, de manière beaucoup plus exacte. Cela montre que nous avons construit, nous redoublons le monde de significations d’un monde d’informations.

1
Le found footage signifie « enregistrement trouvé », il consiste à récupérer d’autres films afin d’en enregistrer un nouveau.