CECCON, Lorène, compte-rendu : NOVA, Nicolas, Futurs ? La panne des imaginaires technologiques, Montélimar : Moutons électriques, 2014, dans Azimuts, WDCTATSTW ; L’ambition du design, no 44, Saint-Étienne : ÉSADSE, p. 300-301

2016

Essoufflement de la science fiction

L’ouvrage Futurs ? La panne des imaginaires technologiques est construit d’après le constat suivant : les imaginaires intrinsèques à l’avenir de nos sociétés occidentales – l’ensemble des discours, de représentations, mythes et imagerie fantasmatique gravitant autour des objets techniques – se dupliquent perpétuellement, réutilisant les mêmes codes, les mêmes esthétiques, les mêmes idées.
En reprenant Richard Barbrook, Imaginary Futures, Nicolas Nova rappelle que nos perspectives d’avenir ont peu évoluées depuis l’époque de l’après-guerre, les mêmes mythes sont recyclés et réinterprétés, au cinéma comme dans le champ de la littérature. À l’heure actuelle, les voitures volantes, voyages interstellaires, robots humanoïdes, interfaces homme-machine et autres retro-types constituent un imaginaire qui peine à se renouveler. Ces stéréotypes culturels sont enracinés dans l’ordinaire : il est difficile de les déloger et de s’ouvrir à de nouvelles perspectives.
Présentement, nous saisissons les élans futuristes du passé – et les objets techniques issues de cette culture – de manière atemporelle : notre perception de ces imaginaires et de leur appartenance spatio-temporelle subit une distorsion. Ces futurs apparaissent comme hors du temps. Nicolas Nova qualifie ce présentisme de « grand maintenant », de « présent immobile ».
Plus que de simples fantômes d’autrefois, les imaginaires du futurs, obsolètes, continuent à indiquer la voie à suivre en terme d’innovation, au risque d’une éternelle répétition. L’inventivité technologique d’aujourd’hui semble limitée à l’accomplissement de rétro-types et à leur actualisation.
La prégnance des objets fictionnels dans l’inconscient collectif en fait des objectifs à atteindre inéluctablement. Les recherches actuelles s’affairent par conséquent à rendre tangible ces objets virtuels (robots humanoïdes, intelligence artificielle). C’est une véritable « confusion entre les chercheurs et l’attrait mystérieux de la science-fiction avec la réalité des innovations sur lesquelles ils travaillent ».
Les médias de masses, quant à eux, se délectent à rendre floue la frontière réel/fiction. Nous nous rapprochons toujours plus des fictions post-guerres mondiales.
Inséparable de la modernité technique, la science-fiction a autrefois inspiré les champs de la création technologique, de l’informatique, de l’astrophysique, de l’architecture.
Mais aujourd’hui, le science-fiction n’apporte plus à la société l’audace créatrice passée. Ce phénomène est d’ores et déjà observable à travers la pauvreté de la communication de masse destinée à la promotion des objets technologiques, ou encore par les projets architecturaux démesurées. Nicolas Nova affirme que la science-fiction, somnolente, s’est faite « distancer par le réel », si bien qu’elle a perdu le monopole bâtisseur de l’innovation technologique. Par son biais, il n’est plus possible de régénérer nos imaginaires de l’avenir.

Rejet du lendemain

En somme, les imaginaires du futurs stagnent. Cette situation provoque un rejet, un désespoir vis à vis l’exploration de demain : nous sommes confrontés à la difficulté de se projeter au-delà du présent.
Comme la notion de progrès n’est plus perçue comme rédemptrice, les idéaux modernistes sont peu à peu abandonnés. La dimension positiviste – établissant que notre civilisation tend vers un avenir meilleur par le biais de la technique et la machine – fait face à un désenchantement radical : le progrès peut nous assujettir, et cette prise de conscience supplante les espoirs progressistes.
Le monde rationnel moderne qui a vu le jour au siècle des Lumières, basé sur la science et la technique, voit ses attentes s’effondrer : la planète a été explorée de part et d’autres ; l’inconscient de Freud remet en cause la rationalité scientifique ; les grandes guerres ont conduit à la technicisation de la mort par des dispositifs de grande ampleur. Un voile noir recouvre dès lors les convictions modernistes.
Selon Nova, cet anéantissement de la pensée moderne se forme dans l’une des thématiques récurrentes de l’art contemporain : les « ruines du futur ». Il prend corps également dans la prolifération de films et d’ouvrages de fiction apocalyptiques (films de zombies, de pandémies…). La mort de ces futurs tant espérés témoigne d’une véritable introspection quant à notre condition humaine. « S’il n’y a pas d’avenir radieux et libérateur, comment en décrire l’impact sur notre civilisation ? »
De surcroît, l’impossibilité à dépasser les mythes du futurs existants conduit au désintérêt des jeunes générations pour la science-fiction. Pour inventer des nouveaux imaginaires spéculatifs qui seraient stimulants et viables, il est alors nécessaire d’envisager en quoi l’avenir sera différent du présent. À ce propos, des auteurs comme William Gibson et Bruce Sterling – pionniers de la culture cyberpunk – misent leurs recherches sur l’univers contemporain et leurs subtilités plutôt que sur des visions de l’avenir, car la science-fiction semble continuellement ramener nos imaginaires au point mort.

Vers une nouvelle forme de science-fiction ?

De part notre tendance à l’archivage de masse des informations, Nicolas Nova observe que les créations contemporaines sont souvent le résultat d’hybridations de plusieurs éléments du présent plutôt que de la création pure.
Aujourd’hui la science-fiction aurait un espoir de survie en se dirigeant vers l’observation de micro-phénomènes contemporains et les singularités qui habitent notre monde actuel : bots (note : un agent logiciel automatique ou semi-automatique qui interagit avec des serveurs informatiques) sur Wikipédia ; tests génétiques ; nouveaux gestes apparaissant avec le numérique ; transformation de notre monde tangible vers un monde de flux… tant d’innovations qui constituent pour Nicolas Nova « l’inquiétante étrangeté du monde ».
La solution consisterait à changer de direction, accorder une attention particulière au présent, et comprendre ses enjeux dans « toute leur richesse et leur complexité ». Cela aboutirait à une sorte de science-fiction de l’ordinaire, également appelé mundance science-fiction. De là surgissent désormais des nouveaux motifs, issus de la société numérique et algorithmique, des dispositifs de surveillance ou encore des espaces territoriaux laissés à l’abandon. Considéré comme un ensemble non-homogène, le monde voit naître des phénomènes esthétiques comme le Favela Chic, le Gothic High-Tech ou encore la New Aesthetic.
Nicolas Nova soumet l’hypothèse que les portes de sortie à notre présent atemporel sont aujourd’hui ouvertes par les designers, les architectes et le champ artistique au sens plus large. Par leurs pratiques, ils proposent en effet des perspectives nouvelles par le biais des technologies numériques.
Avec comme point de départ les designers et architectes radicaux des années 60 (Archizoom Associati, Archigram, Superstudio…), Nicolas Nova illustre son propos par des projets de design spéculatifs (Dunne et Raby, James Auger, Neil Usher, Auger-Loizeau) qui utilisent le design fiction – une forme narrative théorisée par Bruce Sterling, permettant de souligner comment nos technologies actuelles sont appréhendées dans la vie de tous les jours. L’auteur révèle comment ces différents concepteurs interrogent notre vie quotidienne à venir à travers les usages de la technologie. Consciencieusement choisis, ces projets questionnent quelles seront les impacts sociologiques, anthropologiques et politiques de demain, liés à nos usages des technologies numériques dans notre quotidien.
Nicolas Nova conclue qu’en réalité, la panne des imaginaires n’a pas réellement lieu d’être : simplement, penser de nouveaux mondes et nouveaux imaginaires n’est désormais plus un privilège réservé à la littérature, au cinéma, à la bande dessinée et autre cultures geeks qui ont fait naître les fictions d’autrefois.
Néanmoins, l’auteur précise que pour s’accomplir de manière efficace, les créations des designers devront être diffusées largement pour permettre des débats publics, dépassant ainsi le cercle restreint de leur communauté de pratiques. Peut-être cela se réalisera-t-il à travers la culture populaire ? Dans tous les cas, ces productions de design proposent une analyse critique des enjeux contemporains, et dégagent une forme de poésie sur le rapport qu’entretiennent les humains à la technique.